"On a étouffé un massacre. Et quand je dis "on", je veux parler des journaux de gauche, comme Libération, qui a repris la version officielle de l'armée française. Le Monde aussi."
Par Paul Moreira et Stéphane Haumant — http://wwwleblogdedgaryapo.blogspot.com/2007/11/6-7-8-9-n... :
« Le 4 Novembre 2004, sur ordre du président Laurent Gbagbo, l'armée ivoirienne entame l'opération César - qui sera connue par la suite sous le nom d'opération Dignité. L'objectif est, sinon la reprise totale de la zone nord, du moins une mise sous pression militaire pour ramener les rebelles à la table des négociations.
Dès que Stéphane Haumant apprend que les attaques ont commencé, il décide de repartir à Abidjan. Mais cette fois-ci, il ne s'agira plus d'un repérage: il part avec toute son équipe (composée de trois personnes: lui-même, Jérôme Pin et Laurent Cassoulet) pour tourner son sujet sur les conditions de vie des Français de Côte d'Ivoire. Du moins le croit-il.
Dès le 5 novembre, leur avion atterrit à l'aéroport d'Abidjan - qui n'est pas encore fermé ce jour-là. Le 6, c'est le fameux bombardement du camp militaire français de Bouaké dans des conditions encore mystérieuses aujourd'hui. [Les autorités françaises s'étant opposées à toute enquête sur la façon dont ont été tués les neufs soldats français, le «bombardement» reste, à ce jour, présumé.]
La réponse du pouvoir politique français sera déterminante [«réponse», donc, à on ne sait toujours pas quoi !] : sur ordre de Jacques Chirac, l'aviation ivoirienne est détruite par les forces françaises. Quelques heures plus tard, lorsque Charles Blé Goudé va à la RTI pour appeler les Ivoiriens à descendre sur le BIMA pour protester, Stéphane et son équipe sont à l'hôtel. Ils n'en sortiront plus ce soir-là: ils sont au cœur du scoop.
STEPHANE HAUMANT (CANAL +) PARLE:
Le 6, en milieu de journée, l'aéroport est fermé et on se retrouve un peu par hasard à notre hôtel, le Novotel du Plateau. Et on commence à tourner notre film avec les premières informations: Blé Goudé qui appelle les Patriotes à descendre dans la rue, et puis l'enchaînement…
On filmait les Jeunes Patriotes qui affluaient vers les ponts de notre chambre d'hôtel. On avait choisi le Novotel parce que je savais que c'était un bon point d'observation puisque j'étais là cinq ans auparavant et qu'il s'était passé exactement la même chose (en octobre 2000).
Sauf que cette fois, Blé Goudé a appelé les Patriotes à marcher sur le BIMA. Ils affluent donc en début de soirée sur les ponts pour atteindre le BIMA. Et puis vers 22h, ça commence à exploser dans le ciel, donc on ne comprend pas du tout ce qui se passe.
On file sur le toit de l'hôtel et peu à peu, on comprend qu'il y a des rotations d'hélicoptères qu'on devine français qui tirent sur les ponts pour empêcher les manifestants de passer. Puisque c'est un flot de quelques dizaines de milliers de personnes au moins, si ce n'est peut-être de centaines de milliers; c'est difficile à évaluer, mais c'est beaucoup beaucoup de monde."
Message de Blé Goudé à la télévision
"Evidemment, quand Blé Goudé passe à la télévision, il ne dit pas: "nous avons bombardé Bouaké, nous avons tué neuf Français" [d'autant plus qu'on ne sait toujours pas, 3 ans après, la cause de la mort des neuf soldats !]. Il dit simplement à peu près ceci: "L'armée ivoirienne vient d'être rasée par l'armée française: ça suffit, il est temps de mettre dehors cette armée d'occupation; je vous demande d'aller déloger les militaires du 43ème BIMA."
Les Jeunes Patriotes sont les premiers dans la rue, mais il y a des dizaines de milliers d'Ivoiriens qui ne sont pas Jeunes Patriotes, mais qui sont juste hallucinés d'apprendre qu'en quelques minutes leur aviation a été rasée par la France. Ils ne comprennent pas du tout pourquoi.
Donc par colère, par nationalisme, ou par patriotisme - je ne sais pas - ils descendent dans la rue et du coup ça fait une énorme masse, bien plus nombreuse sans doute que les quelques milliers de militants encartés comme Jeunes Patriotes."
Moment médiatique, moment historique
"Je crois savoir qu'on est les seuls sur place. Donc ça, professionnellement, c'est intéressant. Je sais que tous les aéroports sont fermés, mais je ne sais pas s'il n'y a pas quelques journalistes déjà sur place comme nous, ou d'autres qui ont pu prendre les derniers vols ou qui sont arrivés par la route. Donc je me dis qu'on doit être à peu près les seuls, qu'en tout cas il ne doit pas y avoir beaucoup d'équipes.
Je ne sais pas si ce sera un scoop parce que je ne pense pas que les Français soient spécialement intéressés par ce qui se passe en Côte d'Ivoire, mais professionnellement c'est intéressant, surtout si on est les seuls. Et par rapport à l'histoire de la Côte d'Ivoire, je me doute bien qu'on est en train de vivre quelque chose de très important, même si je ne sais pas comment ça va tourner parce qu'il y a neuf morts français et que je sais bien qu'il y a très longtemps que ce n'est pas arrivé et que c'est forcément très grave.
La France ne va pas laisser passer ça, d'autant qu'elle en veut beaucoup à Gbagbo, et donc je me demande si on ne va pas vers un coup d'Etat. Mais si coup d'Etat il y a, peut-être que le Nord va en profiter pour marcher sur le Sud, ce qui peut entraîner une guerre civile. Le contexte fait qu'il peut se passer beaucoup de choses qui peuvent être décisives pour la Côte d'Ivoire.
En tous cas, même si ça ne va pas aussi loin, voir une foule nombreuse marcher sur une armée, même bien équipée, c'est impressionnant. Et c'est compliqué de contrôler des centaines de milliers de gens. Au moins, nous sommes bien placés pour filmer des choses passionnantes."
La tension monte
"Dès le 6 dans l'après-midi, dès que j'apprends ce qui s'est passé [sic] à Bouaké, j'appelle mon contact français avec qui je dois tourner. Il est dans sa voiture. Il doit être 15 ou 16h. Il me dit au téléphone: "Ecoute, on oublie le tournage. Je ne peux pas venir te voir. Ce qui se passe est très grave. Je rentre tout de suite chez moi. Et puis là, je vois un attroupement en face de moi. Je te laisse." Et il coupe. Bon, je le connais. C'est un mec plein de sang froid. Je sens à son ton paniqué que ce qui se passe est grave, parce qu'il est plus sensible que moi à ce qui est en train de se passer.
Je le rappelle le soir même. Il est à son domicile. Il me parle assez brièvement. Ils ont tout éteint. Il me dit: "C'est chaud; je ne sais pas ce qui va se passer." Et pendant qu'il me parle, j'entends des rafales de Kalachnikov en fond. Bon, on ne leur tire pas dessus, mais je sens bien que ça chauffe dans la ville.
Ensuite, quand je vois ces centaines de milliers de gens qui déferlent sur les ponts - même si Blé Goudé a dit: "On met l'armée française dehors" - je comprends tout de suite que ça va chauffer pour les Français. Parce qu'un Blanc, militaire ou non, reste un Blanc. Et la colère, et l'alcool, et la nuit, et la fatigue aidant, ça va forcément dégénérer.
Donc, dès le début, nous savons que ça va être chaud pour les Blancs. Moi, à la seconde où on m'a dit que l'armée française a rasé l'aviation ivoirienne, à cette seconde-là, j'ai compris avec toute mon équipe que c'était parti. Donc on a mis quelques affaires dans un sac, on a sorti les caméras, mis tout dans le coffre, et on s'est dit "Maintenant, on va voir ce qui se passe, on tourne". Mais on savait que c'était parti pour une escalade inévitable."
Tournage à haut risque
"Toute la nuit du 6 ça bombarde. Le 7 au matin, j'appelle les Jeunes Patriotes en leur disant: "Je vais voir ce qui se passe en ville". Ils me disent: "Pas question, tu bouges pas; c'est trop dangereux." J'appelle mon contact français qui me dit: "J'ai le numéro d'un commissaire de police. Il va venir vous chercher avec des hommes. Mais tout ce qu'ils peuvent faire, c'est t'amener aux militaires français les plus proches parce qu'on ne peut pas circuler."
Donc, le 7 au matin, un flic ivoirien vient me prendre en voiture. On traverse les rues vides en prenant tous les sens interdits et il nous amène à peu près un kilomètre de là, au pied du pont. Là, on se retrouve avec les militaires français, donc en totale sécurité.
On filme la journée des militaires français, des contrôles de passeport sur les ponts, quelques exfiltrations, etc. On passe donc plus ou moins la journée avec les militaires. Le 8 au soir, on va au BIMA, on filme les réfugiés français qui arrivent au camp.
Dans la nuit, on passe la nuit chez notre contact français. Et le 9 au matin, il nous dit: "Bon, je pense que ça s'est calmé, on peut sortir." On prend donc son 4X4, sans aucune arme ni escorte. Et je savais que ça chauffait un peu côté Hôtel Ivoire, donc on part vers l'Hôtel Ivoire. Donc, c'est seulement le 9 au matin qu'on a pu sortir sans protection armée."
La partialité des médias nationaux
"On a deux sources principales d'information officielle. Du côté de la télévision française (i-Télé et LCI), ce qu'on entend, c'est: "Déchaînement de violence contre les Français. Les Ivoiriens ont tué neuf soldats, et maintenant ils s'attaquent à nos Français." C'est tout. Côté ivoirien (la RTI), c'est: "La France nous attaque. Elle a rasé notre aviation. L'armée française est dans la ville. Ils veulent la fin de Laurent Gbagbo." Voilà. Il y a donc deux versions totalement différentes. [Avec le recul, on voit sans peine que la partialité est le fait des médias français bien plus que des médias ivoiriens, indexés pourtant alors en France de la façon dont on se souvient…]
Moi j'ai les deux versions, ce qui me permet de reconstituer la réalité. Par ailleurs, je suis en contact permanent, à peu près dix fois par jour, et avec l'armée française (qui me donnent certaines informations), et avec les proches de Blé Goudé (qui m'en donnent d'autres), et avec plusieurs entrepreneurs français sur place (qui m'en donnent encore d'autres). Donc avec tout ça, à chaque moment, je sais à peu près qui a peur, qui attaque, qui se défend, ce qui est vrai, ce qui ressemble un peu à de l'intox ou ce qui est parcellaire. Et en gros, chacun a une petite part de vérité; et il y a énormément de rumeurs qui circulent."
Rumeurs invérifiées et légendes urbaines
"Par exemple, un Français m'appelle à un moment et me dit qu'il y a dix cadavres de Français sans tête qui ont été retrouvés dans la lagune. Donc je commence par passer des coups de fil peu partout pendant quarante-huit heures. A Licorne, on me dit: "Non, ce n'est pas vrai." Je me dit: "Ils me mentent. Ils savent des choses." Je vais sur place. Je trouve un entrepreneur français de pompes funèbres, qui me dit face à la caméra, les yeux dans les yeux: "J'ai vu les dix cadavres; il y a dix cadavres de Blancs sans tête."
Là je me dit "waow". Comme je fais des petites interventions sur RMC Info et sur i-Télé, je suis à deux doigts d'annoncer l'info. Mais je me dit que je n'ai pas vu les cadavres, donc je ne dis rien. Je continue de vérifier l'info. Je vais au BIMA. J'exige des explications. Je dis au porte-parole: "Vous n'avez pas le droit de nous cacher ça. Dix Blancs décapités, vous ne vous rendez pas compte, etc."
Ils me donnent leur parole d'officiers que ce n'est pas vrai. Pourtant j'ai enregistré le mec qui me l'a dit face caméra. Au final, pour ce que j'en sais, ce n'est qu'une rumeur. Mais il y a encore aujourd'hui des Blancs qui me demandent: "Pourquoi vous n'avez jamais parlé des dix corps de Français décapités?"
Après les évènements, j'ai cherché à savoir. Je leur ai dit de me donner les noms de famille. Ce n'est quand même pas si compliqué. Je n'ai jamais eu les noms. Mais sur le moment, dans l'ébullition, j'étais près à le croire."
PAUL MOREIRA (CANAL +) ACCUSE
Crimes de guerres
"L'armée française a commis en Côte d'Ivoire ce que la Convention de Genève appelle un crime de guerre. C'est-à-dire qu'elle a tiré sur des manifestations de civils désarmés avec des armes létales.
Il y a eu un déséquilibre monstrueux dans le rapport entre le niveau de danger auquel était soumis les militaires et les moyens employés. Et nous l'avons prouvé par l'image. On a pu filmer les incidents sur les ponts, quand on voit clairement des manifestations de civils qui sont prises pour cibles par des hélicoptères de combat. Puis on a mis en lumière qu'une manifestation quelques jours plus tard devant l'Hôtel Ivoire a été dispersée à l'arme de guerre."
Mensonge d'Etat
"C'est un mensonge d'Etat parce que dans un premier temps, ce qui est dit dès le lendemain, c'est que jamais l'armée française n'a tiré dans la foule. Les seuls tirs reconnus sont des tirs de sommation.
Cela prendra en gros vingt jours pour que cette version évolue, lentement, par à-coups, jusqu'à ce que la ministre Michelle Alliot-Marie reconnaisse la veille ou l'avant-veille de la diffusion de notre enquête qu'il peut arriver que dans des situations de légitime défense "élargie" - c'est un concept qu'on a forgé pour l'occasion - l'armée française fasse un usage total de ses armes;
notamment sur les ponts et à l'Hôtel Ivoire. Or entre ces deux déclarations, c'est la nuit et le jour, puisque dans un cas on vous dit: "Non, on n'a jamais fait usage de nos armes - juste des tirs de sommation." Et dans l'autre, on vous dit: "Oui, dans certains cas, nous avons été obligés de faire usage de nos armes."
Entre temps, il a été dit qu'il s'agissait d'échanges de feu entre des manifestants armés et des gendarmes ivoiriens venus s'interposer entre les manifestants et l'armée française. Puis, on a dit que c'était l'armée française qui a été obligée de tirer pour sauver la vie de gendarmes ivoiriens.
Puis que c'était les gendarmes ivoiriens qui s'étaient retournés contre l'armée française. Enfin, on a dit que c'était des types qui étaient montés sur des chars détenus par des troupes d'élite et qui avaient armé une mitrailleuse française. J'oubliais aussi la version disant que c'étaient des snipers israéliens travaillant pour le pouvoir ivoirien qui avaient tiré dans la foule pour tuer quelques personnes et surexciter les manifestants."
Comment "on" étouffe un massacre
"Moi, je rapproche cette histoire de ce qui s'est passé le 17 octobre 1961 à Paris, pendant la guerre d'Algérie. Ce jour-là, le préfet de police Maurice Papon avait donné l'ordre à la police française d'être d'une extrême fermeté avec des manifestations d'algériens, des civils désarmés.
Et il y avait eu au moins une centaine de morts, d'algériens tués, certains jetés à la Seine en plein Paris, parfois tués quasiment dans les halls des grands journaux parisiens. Et personne n'en a parlé. Il a fallu attendre en gros trente ans pour que la vérité soit faite.
Je me suis toujours intéressé aux questions d'immigration et aux aspects violents de l'après-colonialisme français; et je me suis toujours dit qu'on avait étouffé un massacre, mais que c'était une époque particulière: 1961, pas de caméras, pas d'images, la presse était beaucoup plus tenue, etc. Et là où cette histoire ivoirienne m'a surpris, c'est qu'elle a lieu en plein époque de l'image, que les images circulaient, qu'elles étaient criantes d'évidence, et que malgré tout, on a étouffé ce qui s'est passé à Abidjan en novembre 2004."
Les médias complices d'un crime de guerre
"On a étouffé un massacre. Et quand je dis "on", je veux parler des journaux de gauche, comme Libération, qui a repris la version officielle de l'armée française. Le Monde aussi. Seuls le Canard Enchaîné, i-Télévision et Canal+, et peut-être Marianne, sont allés au-delà de ce que l'armée française a fourni en termes de communication.
C'est un énorme embarras pour je pense l'ensemble de notre profession, et c'est pour ça que mon livre est un petit peu boycotté par un certain nombre de grands médias, notamment ceux que je viens de vous citer. Parce qu'au fond, en tant que journalistes, on s'est rendu complices d'un crime de guerre. Alors que personne ne nie ce que nous avons montré. Même la ministre, assez honnêtement d'ailleurs, a reconnu finalement les faits.
Malgré cela, pas de réaction: on peut tuer autant de personnes. Imaginez ça boulevard de la Madeleine, sur des viticulteurs. On en parlerait encore. Ce serait un scandale. J'en ai discuté plus tard avec des militaires que je connais, parce qu'il y a des gens formidables dans l'armée française - je tiens à dire -, et qui m'ont dit: "Je ne sais pas comment les tireurs d'élite se sont regardés dans la glace le lendemain, parce qu'ils n'étaient pas obligés de tirer. Parce qu'on ne tire pas sur les manifestants."
En France, on a eu Mai 68 qui étaient des émeutes d'une violence extraordinaire, c'est pas le dixième de ce qui est arrivé devant l'Hôtel Ivoire."
Une nouvelle forme de censure
"C'est le déni qui est extraordinaire. Il y avait une cellule au ministère de la défense, que j'appelle une "cellule d'infirmation", parce qu'ils infirmaient tout ce que nous affirmions. J'ai eu affaire à eux. Tous les arguments étaient bons. Il ne s'agissait pas de nous censurer, évidemment, puisqu'aujourd'hui la censure n'est plus opérante. Il faut convaincre, séduire, détordre. Mais enfin dans ce cas précis, c'est quand même hallucinant, parce que les images existaient. On n'est pas sur quelque chose de tangent. Et donc, ils disaient aux journalistes [et on sait depuis que c'était faux, mais l'intox a été diffusée]: "Non, mais, on ne les voit pas, mais il y a des types armés [parmi les manifestants]." »
(Cf. aussi : http://kouamouo.afrikblog.com/archives/2007/11/07/6804173...)
mercredi 20 août 2008
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