Préface de la nouvelle édition du livre « Le Franc CFA et l’Euro Contre l’Afrique » par François Ndengwe
Le professeur Nicolas Agbohou a donné à son livre un titre qui résume la réalité qu’il décrit et annonce le combat qu’il mène : « Le Franc CFA et l’Euro Contre l’Afrique ».
Quelle est cette réalité ? C’est d’abord la servitude de quinze pays africains à la monnaie française. Un système de parité fixe, sans équivalent dans l’histoire monétaire, ligote la monnaie de ces pays, à la monnaie française, hier le franc français, aujourd’hui l’euro. La singularité de ce système, c’est l’arsenal légal et statutaire qui régit le fonctionnement de la zone franc. Le lecteur est vivement invité à lire avec attention l’analyse que fait Nicolas Agbohou de cet arsenal. A ce jour et à notre connaissance, seuls deux auteurs ont consacré leur ouvrage à cette analyse : feu le professeur Joseph Tchundjang Pouémi, dans un livre paru au début des années 1980s, Monnaie, servitude et liberté – La répression monétaire de l’Afrique [1] et Nicolas Agbohou, dans le livre que vous tenez en mains. C’est dire l’importance de ce livre et l’exceptionnelle valeur du travail qu’a accompli Nicolas Agbohou.
Livre Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique
La réalité du franc CFA et de la zone franc, c’est aussi et peut-être surtout, le nazisme monétaire. Mettre en lumière cette autre réalité est l’un des intérêts majeurs de la présente et nouvelle édition du livre de Nicolas Agbohou. Le franc CFA, ou franc des Colonies Françaises d’Afrique, est créé le 25 décembre 1945 par un décret signé par trois Français [2] qui ont en commun un double caractère : ils sont imbus de la suprématie blanche ; ils sont de fervents acteurs de l’agression coloniale contre l’Afrique. Surtout, leur pays, la France, vaincue et conquise par l’Allemagne hitlérienne en mai 1940 vient de subir cinq années d’occupation nazie. Or cette occupation n’avait pas que le caractère spectaculairement bestial des hordes de soldats allemands soumettant les Français, pillant et versant le sang. L’occupation allemande de la France fut aussi un formidable champ d’exécution du nazisme monétaire externe.
Conçu par Herman Goering, ministre de l’économie de Hitler, et appliqué aux territoires conquis par les troupes allemandes, le nazisme monétaire externe allemand n’avait que deux objectifs : soumettre et piller. Parce qu’elle était, et de loin, le plus gros des territoires conquis par l’Allemagne, la France a subi le nazisme monétaire allemand avec beaucoup plus de rigueur que les autres territoires eux aussi conquis par l’Allemagne, par exemple la Belgique et la Pologne. Curieusement, alors qu’il existe des tonnes de livres, de mémoires, de thèses de doctorats et d’articles sur l’occupation nazie de la France, et que chaque année apporte de nouvelles publications sur le sujet, il n’existe quasiment rien sur le nazisme monétaire infligé par les Allemands aux Français. Pourquoi ?
La grande surprise ici, c’est le silence des Français, de leurs historiens et de leurs universitaires, d’habitude si diserts, sur ce qui est sans doute l’épisode le plus saignant de l’histoire contemporaine de leur pays. Il faut remonter soixante trois ans plus tôt, pour trouver un Français écrivant sérieusement sur ce sujet : René Sédillot, qui publie en 1945, son livre intitulé Le Franc enchaîné – Histoire de la monnaie française pendant la guerre et l’occupation. Sédillot constate : « Avec les siècles, les formes de pillage sont devenues plus savantes. Les anciens Germains dévastaient en toute simplicité les pays qu’ils avaient conquis. Leurs descendants, en 1940, ont recouru à une méthode de rapine plus subtile et plus fructueuse : ils ont mis le mark à 20 francs ».
Zone CFA
Copyright, United Nations, 2008
Cette manipulation du taux de change, à l’avantage exclusif du conquérant est l’une des caractéristiques du nazisme monétaire appliqué à la France, nazisme monétaire que celle-ci, une fois libérée du joug hitlérien, appliquera aussi, intégralement et même en l’accentuant à l’Afrique. Ce n’est pas une surprise, les Français créent le CFA en 1945, après l’occupation nazie, la même année où Sédillot publie son livre. Pour cette création, ils ont au préalable récupéré l’arsenal statutaire du nazisme monétaire que leur a infligé l’Allemagne et qui fut entre autres inclus dans la convention d’armistice signée le 22 juin 1940 entre la France conquise et l’Allemagne conquérante. Les Français ont alors fait du copier-coller : à leur tour, ils ont retourné l’arsenal nazi contre les Africains, de sorte que le franc CFA et la zone franc, c’est du nazisme monétaire.
Parmi les nombreux mérites de la présente édition de Le Franc CFA et l’Euro Contre l’Afrique, l’un des plus instructifs est donc que Nicolas Agbohou, ici, est l’un des premiers auteurs à jeter la lumière sur le caractère foncièrement nazi de la zone franc. Du coup, il montre aussi la transmutation par laquelle, la France, d’opprimée et exploitée par l’Allemagne hitlérienne, est devenue oppresseur et exploiteuse de l’Afrique, en usant du nazisme monétaire. Nicolas Agbohou ouvre ainsi un vaste domaine de recherches que devront explorer historiens, économistes et divers chercheurs.
Nicolas Agbohou n’est pas qu’un chercheur. Il est aussi un combattant pour la justice. Son livre est un outil de ce combat. Combat contre le double caractère malsain des pères fondateurs du franc CFA : suprématie blanche, agression coloniale de l’Afrique. Double caractère qui est hélas une immuable constante de la zone franc et qui permet à l’Etat français de réussir l’exploit de maintenir intact son système de domination monétaire des pays CFA, malgré les « indépendances » qu’elle leur a accordées dans les années 1960s. Rien n’a changé, pas même le sigle : on a gardé CFA, qui signifie désormais quelque chose comme Communauté Financière d’Afrique.
Combat contre l’infantilisation dans laquelle la zone franc maintient l’Afrique, infantilisation qui relève du syndrome « Ne-le-faîtes-pas-vous-même, nous-nous-en-chargeons-pour-vous » . Au lieu de gérer eux-mêmes leurs réserves, les États CFA les confient au Trésor français. Au lieu de fixer eux-mêmes leurs objectifs de taux d’inflation, ils se contentent de singer ceux de la France et aujourd’hui de l’eurogroupe. Au lieu de favoriser et intensifier les échanges entre eux, les États CFA miment les « critères de convergence » définis par la France et l’eurogroupe. Au lieu de se doter des moyens techniques pour fabriquer eux-mêmes leur monnaie, ils se contentent de tout sous-traiter aux imprimeries de la Banque de France, qui facturent au prix fort. Au lieu d’encourager l’émergence d’une élite africaine d’économistes et financiers compétents et indépendants, capables de défendre les intérêts africains, de promouvoir le point de vue africain et de le faire entendre dans le monde, les Etats CFA, s’en remettent aux « experts » de la Banque de France et du Trésor français ou à ceux des institutions multilatérales comme le FMI ou la Banque Mondiale.
Toute politique sans contradicteurs est corrompue. C’est précisément le cas de la zone franc et du franc CFA en Afrique. Dans cette zone, les questions monétaires sont un sujet tabou, la répression sévère, parfois meurtrière, comme ce fut probablement le cas concernant le décès, certains disent l’assassinat de Tchundjang Pouémi. Les premiers responsables de cette situation sont les dirigeants africains. Au lendemain des « indépendances », ils ont embarqué leurs populations dans l’impasse du franc CFA, lequel n’est rien d’autre que la prolongation de l’agression coloniale et raciale contre l’Afrique. Cette monnaie a admirablement servi le but pour lequel il fut créé : être l’instrument de « l’appauvrissement automatique de l’Afrique et de l’enrichissement automatique de la France » , pour paraphraser René Sédillot. Il y avait d’autres voies. Par exemple celle choisie par les pays du Maghreb, dès qu’ils se sont libérés du joug colonial français. Ces pays se portent aujourd’hui infiniment mieux que les pays CFA. Toutes les études le montrent, la décision de quitter la zone franc est pour beaucoup dans la meilleure santé économique de ces pays maghrébins.
Le travail de Nicolas Agbohou peut donc être considéré comme une œuvre salutaire contre la corruption en Afrique. En déchirant le voile du tabou, en mettant le débat sur la place publique, en présentant aussi objectivement que possible tous les termes du débat, il rend un grand service à l’Afrique entière. S’il vise les décideurs qui, par leurs fonctions dans l’appareil d’État, sont capables de prendre les mesures nécessaires à la libération monétaire de l’Afrique, Nicolas Agbohou s’adresse d’abord au plus commun des citoyens africains : bien informés, ceux-ci seront mieux armés pour obliger leurs dirigeants à prendre les meilleures décisions. Ici encore, il faut rendre hommage à Nicolas Agbohou : il a abandonné le jargon des hommes de sa profession, les économistes, pour utiliser une langue simple, que peut comprendre tout Africain qui accepte de faire le moindre effort personnel.
Au livre de Tchundjang Pouémi publié voici bientôt trente ans, les adeptes du statu quo néocolonial et les bénéficiaires du nazisme monétaire français ont répondu par un silence. Total black out. Ils ont refusé le débat. Il n’y a pas eu débat. Ils ont été imités par leurs relais dans les cercles influents, en l’occurrence le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et la Banque Africaine de Développement, qui ont la mainmise sur les questions économiques ou stratégiques concernant l’Afrique. Les banques centrales des pays CFA ont réagi exactement comme ces adeptes et ces bénéficiaires. A la première édition de Le Franc CFA et l’Euro contre l’Afrique, publiée en 1999, l’année de l’introduction de l’euro, on a observé encore la même réaction de ces adeptes, de ces bénéficiaires et de ces banques centrales. Jusqu’ici, cette réaction, ainsi que la répression et l’intimidation contre la pensée libre en Afrique ont bloqué tout débat sur ce qui est sans doute le plus grand scandale monétaire de toute l’histoire et aussi la principale cause de l’appauvrissement de centaines de millions d’Africains.
Les choses pourraient être différentes avec la présente édition. Deux éléments nouveaux poussent à le croire. D’abord, l’euro n’a apporté aux Africains aucun des nombreux bienfaits qu’on leur avait promis lors de l’introduction de cette monnaie et de l’arrimage du franc CFA à elle. Au contraire, les populations africaines souffrent aujourd’hui plus que jamais de l’asservissement du franc CFA à l’euro : l’appréciation considérable de l’euro par rapport au dollar a pour conséquence l’appréciation automatique du franc CFA et donc aussi une dévastatrice perte de compétitivité des pays CFA.
Second élément, le plus important, la guerre en Côte d’Ivoire. La guerre que les bénéficiaires du nazisme monétaire français ont provoquée en Côte d’Ivoire ces cinq dernières années, a permis à grand nombre d’Africains, en premier lieu les Ivoiriens, d’identifier clairement les ennemis de l’Afrique. Des millions d’Africains sont descendus dans la rue pour affronter les chars ennemis et protéger les responsables Ivoiriens décidés à défendre l’intérêt Africain et à mettre fin au néocolonialisme dont le franc CFA n’est qu’un aspect. Un nombre considérable d’Africains, souvent des jeunes, sont morts dans ce combat pour la libération de la Côte d’Ivoire et celle de l’Afrique.
Une responsabilité particulière est donc placée sur les épaules des dirigeants actuels et futurs de la Côte d’Ivoire. Toutes ces victimes, tous ces jeunes, sont-ils morts pour rien ? Le débat pour la libération définitive de l’Afrique ne peut plus être interdit. Or cette libération passe, à notre avis, par un rejet du franc CFA. Il ne peut donc plus y avoir tabou, et aujourd’hui, l’on ne peut plus répondre à Nicolas Agbohou par le black-out.
Mieux, les dirigeants de Côte d’Ivoire, ont pour ainsi dire l’obligation d’aller de l’avant sur le chemin de la libération. Or il se trouve que, malgré la guerre qui a considérablement affaibli ce pays, économiquement, politiquement et administrativement, le divisant en deux territoires antagonistes, l’un aux mains des rebelles et de leurs commanditaires étrangers, la Côte d’Ivoire demeure et de loin, la plus importante économie de l’UEMOA, représentant à elle seule près de 40% du PIB de cette union. La sortie de la Côte d’Ivoire de l’UEMOA sonnerait le glas de la zone franc.
Tout ceci souligne l’importance exceptionnelle aujourd’hui de la Côte d’Ivoire pour le progrès en Afrique. L’année 2008, est annoncée comme aussi l’année des élections en Côte d’Ivoire. Les Ivoiriens, quel que soit leur niveau de responsabilité, doivent bien saisir la portée des choix qu’ils auront à effectuer lors de ces élections. Tout mouvement vers la libération étant pour l’instant invisible dans la zone CEMAC soumise à des autocrates s’éternisant au pouvoir, totalisant près de deux siècles d’exercice continu de dictature, c’est à l’UEMOA que revient la tâche de lancer la marche vers l’émancipation de l’Afrique. Et à l’intérieur de l’UEMOA, c’est au leader de cette union, la Côte d’Ivoire, de donner le cap.
Il se trouve que Nicolas Agbohou, patriote panafricain convaincu, est aussi Ivoirien. Il se trouve aussi que c’est en Côte d’Ivoire que Tchundjang Pouémi a élaboré sa théorie et rassemblé les éléments qui lui ont permis d’écrire son livre. Nicolas Agbohou, en digne successeur de Tchundjang Pouémi, est un Ivoirien conscient des responsabilités qui incombent à son pays dans le combat sans merci contre le nazisme monétaire français en Afrique. Les dirigeants ivoiriens pourraient-il l’écouter ? Les dirigeants Africains pourraient-ils lui prêter l’oreille ?
samedi 26 juillet 2008
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